Exemple dans la littérature
Je, soussignée, Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse légitime de Jean-Léopold-Joseph-Gontran de Courcils, saine de corps et d’esprit, exprime ici mes dernières volontés.
Je demande pardon à Dieu, d’abord, et ensuite à mon cher fils René, de l’acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de cœur pour me comprendre et me pardonner. J’ai souffert toute ma vie. J’ai été épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans cesse par mon mari.
Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.
Mes fils aînés ne m’ont point aimée, ne m’ont point gâtée, m’ont à peine traitée comme une mère. J’ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être ; je ne leur dois plus rien après ma mort. Les liens du sang n’existent pas sans l’affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins qu’un étranger ; c’est un coupable, car il n’a pas le droit d’être indifférent pour sa mère.
J’ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques, leurs coutumes inhumaines, leurs préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie ; j’ose dire ma pensée, avouer et signer le secret de mon cœur.
Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont la loi me permet de disposer, à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René.
Et, devant le Juge suprême qui m’entend, je déclare que j’aurais maudit le ciel et l’existence si je n’avais rencontré l’affection profonde, dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n’avais compris dans ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s’aimer, se soutenir, se consoler, et pleurer ensemble dans les heures d’amertume.
Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils, René seul doit la vie à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées de placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les faire s’aimer jusqu’à leur mort et m’aimer encore dans mon cercueil.
Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.
Mathilde de Croixluce [tiré des “Contes de la bécasse”, par Guy de Maupassant]